Le Tilia

Dans le quartier des Tilleuls, le dernier espace de vie sociale lutte pour sa survie

Le renouvellement urbain à venir au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) sera-t-il le prétexte de la disparition de la dernière association du quartier, sous la pression de la municipalité et la passivité des bailleurs sociaux ?
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Entre les rideaux de fer tirés du centre commercial et les débris d’incendie, les Tilleuls semblent à l’abandon. Pourtant, derrière la vitre embuée du Tilia, le café associatif du quartier, des bénévoles s’affairent encore, obstinés à maintenir un peu de vie au cœur du vide. Mais pour combien de temps ? Sous le coup d’une procédure d’expulsion, l’association, active depuis quinze ans, doit quitter son local au nom du renouvellement urbain du quartier. Et si des solutions de relogement existent, elles demeurent bloquées par un verrou politique qui interroge les libertés associatives : comment une association reconnue pour son utilité sociale et soutenue par certains pouvoirs publics peut-elle être menacée d’existence du seul fait d’un désaccord municipal ?

Du café associatif au service public de proximité : un modèle d’ancrage local
En 2010, des habitants et des professionnels se réunissent autour d’un projet : créer un lieu de convivialité dans le centre commercial des Tilleuls, en grande partie désaffecté. Leur ambition visait à rallumer une lumière dans un quartier qui se fermait sur lui-même, frappé par le retrait des services publics, l’emprise du trafic de stupéfiants, les fractures entre générations et les violences du quotidien.1

1    Élodie Soulié, “Ils vont créer le café des Tilleuls”, Le Parisien, 7 février 2012.

Les premières réunions ont lieu à la Maison de quartier de l’époque et mènent rapidement à la proposition d’un “café à soupes”, des repas partagés ayant pour but de réunir les habitant·e·s, et de les consulter sur leurs besoins et envies pour le futur café associatif. Deux ans de concertation et des milliers de post-its plus tard, l’association Café associatif des Tilleuls, Le Tilia de son nom d’usage, prend racine.

Grâce à l’implication du bailleur social Vilogia, Le Tilia obtient les clés d’un local commercial qui deviendra son siège social. Situé au 7 allée Viollet-le-Duc, cet ancien bazar abandonné devient alors un espace d’expérimentation collective. Plusieurs mois de travaux et d’investissements réalisés par les bénévoles et les partenaires du projet permettent de l’aménager. Sa grande cuisine devient un lieu de partage où se préparent des repas solidaires aux saveurs du monde, multiples occasions de rencontre et de convivialité. La grande salle accueille tout public autour d’une boisson chaude et propose un large éventail d’activités : développement personnel, formations, accompagnement social, services de proximité et loisirs intergénérationnels.

Dès 2012, la Préfecture de la Seine-Saint-Denis, consciente des enjeux d’emploi et de sécurité dans le quartier, reconnaît la pertinence du projet et soutient le recrutement des premières médiatrices sociales de l’association dans le cadre du dispositif Adultes Relais. Ce programme national permet la formation et l’embauche de travailleurs sociaux dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. À ce jour, grâce à ce partenariat, six femmes éloignées de l’emploi ont pu être formées et salariées pour assurer, aux côtés des bénévoles, un accueil inconditionnel à la population, six jours par semaine.

Depuis, la communauté du Tilia se réunit chaque mois pour décider ensemble de la programmation, de la vie du lieu et des actions à mener. La gouvernance du projet repose sur un fonctionnement collégial et ouvert, qui favorise la participation de toutes et tous. Le Grand Groupe, parlement de l’association, délibère sur les grandes orientations, tandis que le Bureau veille à leur mise en œuvre aux côtés des Petits Groupes, qui animent de nouvelles activités et initiatives. Enfin, le Comité d’orientation stratégique accompagne le Tilia dans ses choix de long terme. Chacune de ces instances est ouverte aux adhérents et aux partenaires, dans un esprit de transparence, de partage et de co-construction.

La gouvernance du Tilia
En 2022, le modèle du Tilia s’est vu récompenser par le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, qui lui a décerné le label “Tiers-lieu Autonomie dans mon Quartier”.2 Un label qui résulte de la politique départementale en faveur de l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées, qui permet de soutenir des lieux innovants qui favorisent la prévention de la perte d’autonomie, le lien social et le soutien aux aidants.3
En tant que tiers-lieu, Le Tilia agit comme un service public de proximité à taille humaine, où différents publics : habitants, usagers, seniors, jeunes et acteurs du territoire – font ensemble. Tout au long de l’année, ils élaborent une programmation d’une centaine d’activités, qui attire en moyenne 226 personnes chaque mois, dont 130 personnes âgées.4

Des membres du Café associatif des Tilleuls lors du Tournoi de l’UA du Blanc-Mesnil © Chu Ho Louvrier

L’intergénérationnalité constitue l’un des quatre pôles d’action de l’association.

2    Charles Henry, “Au Blanc-Mesnil, le Tilia, tiers-lieu autonomie, réchauffe le quartier des Tilleuls”, Citoyens.com, 22 décembre 2022.

3    Estelle Camus, “En Seine-Saint-Denis, des tiers-lieux autonomie intègrent les plus âgés à la vie de quartier”, Laboratoire de l’Autonomie, Septembre 2023.

4    Café associatif des Tilleuls, Rapport d’activité 2024, letilia.org, Avril 2025.

La présence du Tilia est d’autant plus précieuse que l’association s’est substituée à la Maison de quartier des Tilleuls, incendiée et jamais réhabilitée5, puis au départ des derniers commerçants dans le contexte du projet de renouvellement urbain dont le quartier fait l’objet. Depuis la fermeture de la boulangerie, elle propose notamment un dépôt de pain, facilitant l’accès à ce besoin essentiel pour les personnes à mobilité réduite.6 C’est aussi le dernier endroit où les habitants peuvent accéder à certains services publics grâce aux permanences qu’elle accueille. Dans le quartier, l’association est perçue comme un espace ressource, si bien que toute personne en quête d’une solution – qu’il s’agisse de refaire son CV, d’obtenir de l’aide pour ses démarches ou de trouver un prestataire – se tourne naturellement vers elle. Ainsi, grâce à son ancrage local et à la diversité de ses services, Le Tilia est devenu un “centre social alternatif” essentiel à la cohésion du quartier.

5    Alexandre Arlot, “Le Blanc-Mesnil : à nouveau incendiée, la maison pour tous des Tilleuls rouvrira « quand les racailles auront dégagé »”, Le Parisien, 1er décembre 2022.

6    Elsa Marnette, “Camionnette vandalisée, « climat de haine »… Au Blanc-Mesnil, la guerre du pain est déclarée”, Le Parisien, 3 mai 2025.

Le Tilia comme tiers-lieu “Autonomie dans mon Quartier”
Un acteur essentiel aujourd’hui menacé par le renouvellement urbain
Malgré la solidité de son modèle et la densité de son offre, l’avenir du Tilia n’est plus entre ses mains. En effet, le siège social qu’elle occupe fait partie du périmètre de démolition du projet de renouvellement urbain des Tilleuls, et l’association est désormais confrontée à une procédure d’expulsion sans qu’aucun relogement ne lui soit proposé.7
Pourtant, plusieurs solutions de relogement dans le quartier ont été identifiées, notamment l’attribution d’un local inoccupé ou la mise à disposition de constructions modulaires. Ces solutions sont possibles et financées, mais butent sur la passivité des bailleurs sociaux, Seqens et Vilogia notamment, et sur le laisser-faire de l’ANRU et Paris Terres d’Envol8, dans un contexte de pression de la municipalité.
En fait, l’association entretient des relations difficiles avec Thierry Meignen, sénateur de la Seine-Saint-Denis, ancien maire et candidat aux prochaines élections municipales. Ce dernier reproche au Tilia d’être “une association d’opposition municipale”, ce que l’équipe de direction conteste fermement.9 Le désaccord semble porter sur les critiques émises concernant le manque de concertation citoyenne à l’origine du projet de renouvellement urbain.10,11 Dans ce contexte, il est rapporté que les bailleurs sociaux hésiteraient à soutenir le relogement de l’association, de peur de s’aliéner la municipalité et ainsi compromettre leurs projets immobiliers.
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Un blocage qui illustre un rapport de force fréquent dans les affaires locales : la difficulté pour les acteurs associatifs à préserver leur indépendance quand leur action touche au champ social ou urbain. Il révèle aussi ces formes plus insidieuses d’atteintes à la liberté d’association, lorsque le pouvoir politique, sans interdire, rend impossible la poursuite d’une activité qui ne lui est pas subordonnée.

Une association reconnue pour son utilité sociale et engagée auprès de publics fragiles ne devrait pas voir son existence ni son indépendance compromises par des considérations d’opinion ou du fait de son autonomie vis-à-vis du champ politique.
Paradoxalement, l’action du Tilia participe directement aux objectifs mêmes du projet de renouvellement urbain des Tilleuls.12

7    L’association a anticipé cette situation et travaille depuis juin 2021 à son relogement. Depuis cette date, de nombreuses démarches ont été entreprises auprès de l’administration, des collectivités, des élus et des bailleurs afin de remédier à cette situation de précarité locative. Force est de constater qu’à ce jour, aucune solution n’a pu être trouvée. En novembre 2025, l’association est désormais sous le coup d’une procédure d’expulsion.

8    L’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) et la communauté d’agglomération Paris Terres d’Envol sont des opérateurs de l’État chargés notamment d’assurer le financement et la mise en œuvre du nouveau programme national de rénovation urbaine (NPNRU).

9    Névil Gagnepain et Zoé Neboit, “Au Blanc-Mesnil, la municipalité réduit au silence les voix citoyennes”, Mediapart, 28 décembre 2024.

10    Collectif d’habitants des Tilleuls, Le futur du quartier des Tilleuls doit se décider avec les habitants, letilia.org, 2 juillet 2021

11    Café associatif des Tilleuls, Contribution collective à l’enquête publique sur le projet de création de la zone d’aménagement concerté des Tilleuls, letilia.org, 28 mars 2025.

12    ANRU, Convention pluriannuelle type du projet de renouvellement urbain du Blanc-Mesnil – Quartier des Tilleuls, anru.fr, Juin 2024.

La conformité du Tilia au projet de renouvellement urbain
ARTICLE 2 – LES OBJECTIFS POURSUIVIS PAR LE PROJET DE RENOUVELLEMENT URBAIN
Selon la convention ANRU, le projet doit être conduit en cohérence avec le Contrat de Ville (article 2.1). Or, l’action du Tilia y est explicitement reconnue.13

L’article 2.2 fixe trois objectifs urbains majeurs : mixité sociale et fonctionnelle, attractivité du quartier et amélioration du cadre de vie. L’association agit concrètement sur ces trois points :

  • par sa programmation ouverte et intergénérationnelle, elle favorise le renforcement de la mixité sociale et fonctionnelle ;
  • par sa fréquentation régulière au-delà du quartier, elle contribue à l’attractivité du territoire ;
  • et par son objet social, elle participe à l’amélioration du cadre de vie quotidien.

ARTICLE 7 – LA GOUVERNANCE ET LA CONDUITE DU PROJET

La convention prévoit aussi de s’appuyer sur des lieux de dialogue permanents pour garantir la participation des habitants (article 7.3).
Bien que la création d’une maison du projet constitue une obligation légale, celle-ci n’a pas été mise en place. Le Tilia a donc, de fait, assumé cette fonction de médiation : entre juillet 2020 et 2021, l’association a accueilli plusieurs ateliers de concertation citoyenne14, et en mars 2025, elle a coordonné une contribution collective à l’enquête publique relative à la création de la ZAC des Tilleuls.15
C’est notamment grâce à cette démarche que la municipalité a déployé des moyens pour mieux informer les habitants sur le projet, depuis mai 2025.16

ARTICLE 8 – LA GOUVERNANCE ET LA CONDUITE DU PROJET

La convention souligne l’importance d’un projet de gestion urbaine de proximité (8.1), de l’insertion des habitants par l’activité économique (8.2) et la valorisation de la mémoire du quartier (8.3). Là encore, Le du Tilia s’inscrit dans ces objectifs :
  • Il constitue un maillon de la gestion sociale et de proximité du quartier, malgré l’indifférence de la municipalité.
  • Il porte trois emplois sociaux, aujourd’hui menacés par sa fermeture, alors même que la convention promeut leur maintien.
  • Enfin, il participe à la valorisation de la mémoire du quartier (8.3), notamment à travers l’exposition Des Migrations aux Quartiers Populaires, présentée au Centre Tignous d’art contemporain à Montreuil en 2024 et appelée à être enrichie en 2026.17
Ainsi, comment comprendre que ce travail, aligné sur les principes du renouvellement urbain, soit aujourd’hui marginalisé, voire entravé, par la municipalité ?

13    Contrat de ville du Blanc-Mesnil, pp. 61-63 et p. 86, Ville du Blanc-Mesnil, 2015-2020.

14    Collectif d’habitants des Tilleuls, Le futur du quartier des Tilleuls doit se décider avec les habitants, letilia.org, 2 juillet 2021.

15    Café associatif des Tilleuls, Contribution collective à l’enquête publique sur le projet de création de la zone d’aménagement concerté des Tilleuls, letilia.org, 28 mars 2025.

16    NPNRU des Tilleuls, Ville du Blanc-Mesnil, 12 mai 2025.

17    Café associatif des Tilleuls, Rapport d’activité 2024, p. 8, letilia.org, Avril 2025.

À plus forte raison, cette situation interroge les failles de la gestion urbaine de proximité et la responsabilité des porteurs de projet en la matière. Car si la rénovation urbaine fait de la concertation, de la cohésion sociale et du maintien du lien de proximité des objectifs affichés, ces principes demeurent souvent dépourvus de portée contraignante. En pratique, ils s’effacent derrière la logique des chantiers, des bilans financiers et des rapports de force institutionnels. Ainsi, les acteurs les plus vulnérables – habitants, collectifs, associations – se retrouvent relégués à la périphérie de décisions qui les concernent directement, tandis que les opérateurs les plus puissants imposent leur tempo, leurs priorités et leur vocabulaire. Ce déséquilibre transforme la rénovation urbaine en instrument de domination symbolique et matérielle, à rebours des objectifs normalement poursuivis.

Face à cette dérive, les soutiens du Tilia ont choisi de ne pas céder au silence. Plutôt que de disparaître dans l’indifférence, ils se mobilisent pour défendre leur droit à exister, à agir et à participer aux décisions qui transforment leur quartier. Cette démarche intervient en dernier recours, après plusieurs tentatives de dialogue, de coopération et de recherche de solutions amiables, restées sans suite ou refusées par la municipalité.

Pour faire entendre leur voix, deux pétitions ont été lancées : l’une, locale, à l’initiative d’un collectif d’habitants du Blanc-Mesnil ; l’autre, nationale, portée par le collectif des amis du Tilia, afin de rassembler tous ceux qui refusent de voir s’effacer ce lieu essentiel.
Cette mobilisation vise à garantir la survie du Tilia aux Tilleuls et, à travers l’association, le droit des habitants à participer à l’avenir de leur quartier. Elle porte aussi un enjeu fondamental : la protection des libertés associatives, menacées lorsque des lieux citoyens sont fragilisés pour des raisons politiques. Défendre ce lieu, c’est refuser que la rénovation urbaine se traduise par l’effacement de ceux qui la vivent au quotidien.
Les soutiens du Tilia se mobilisent pour défendre l’association
Le sort du Tilia dépasse celui d’une simple association de quartier. Il pose une question fondamentale : peut-on encore agir collectivement sans dépendre du pouvoir local ? En défendant ce lieu, les habitants rappellent que la rénovation urbaine doit se construire avec eux, non à leur place. C’est une bataille pour un espace, mais aussi pour la liberté.

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